Une immersion dessinée à Essaouira
(« Ess’ouira » dans les sonorités locales)
Sept jours pour m’immerger, m’imprégner de cette ville, creuset d’un projet d’écriture auquel j’ai été invitée. Un bon prétexte puisqu’il en fallait un, pour me décider à prendre l’avion, aller goûter à nouveau au mystère du lointain, rencontrer celles et ceux qui vivent ailleurs, autrement. Huit ans que je n’étais pas sortie de ce pays qui m’a vue naître, de cette bulle confortable dont les codes me sont familiers.
Et cette fois, je partirai seule. Une aventure, en soi.
Un pas de plus sur ce chemin que je pave patiemment de force, de vérité, et de courage.
Sentir l’océan si proche, qui gronde et se fait écho dans le cri des goélands, qui rythme de son ressac le pouls de mes journées. Essaouira, la « cité du vent ». Ce vent qui transporte le sable qui s’immisce sous mes paupières, dans mes godets de peinture et jusque dans les plis de mes chaussettes.
Me laisser traverser, m’imprégner de la vie d’ici.
Me sentir bousculée par le foisonnement de la rue, l’inconnu, la solitude, le temps qui se distend et me laisse désœuvrée. Inconsciemment, errer dans les rues en pressant le pas. Prendre un instant pour m’observer, pour déconstruire dans mes pieds ce sentiment primitif d’hostilité.
Et pas à pas arpenter
pour reconstruire
seule
des repères auxquels m’arrimer.
Puis, dans la nuit tombée, confier enfin mes dernières résistances à l’horizon.
Accepter avec humilité de laisser la marée me submerger, pour enfin pouvoir m’ouvrir à la rencontre. Quitter l’attente, l’exigence de faire ou de produire quelque chose. Et choisir de prendre le temps que les choses adviennent.
Celui qui offre son temps, permet la rencontre.
Apprendre quelques mots d’arabe avec trois enfants curieux, marcher sur la plage avec un inconnu en parlant de pêche, de souvenirs d’enfance et de paysages. « Le paysage, c’est notre ressenti le plus primitif de la liberté. »
Partager le thé, un thé si amer et sucré à la fois, ce thé que l’on partage car il serait absurde de le boire seul. Ce thé qui recèle, à lui seul, l’essence de cette valeur donnée au lien humain qu’ici, la modernité n’a pas balayée.
Apprendre à cuisiner le tajine berbère avec Abdul, entrer fascinée dans la minuscule vieille boutique de son père au sol jonché de coques de noix d’argan qui craquent sous les pieds, et dont chaque recoin d’étagère recèle des trésors d’herbes, d’épices, de pigments et de sagesses ancestrale rassemblés là dans un bric-à-brac hétéroclite et « habité »… A sa demande, offrir mon écriture manuscrite pour refaire les pancartes de son herboristerie, et de nos longues discussions partagées, rendre perméable la lisière entre nos cultures.
Ici, donner et recevoir, avec une simplicité qui me touche.
Remonter à pieds le long des remparts face au jour qui s’éteint un peu plus à chaque pas. Y laisser toutes ces sensations nouvelles infuser dans les embruns. Sentir mes mots taris.
Jour après jour, dans cet état d’être juste là sans plus d’autre intention qu’être parmi, me voir tisser une confiance nouvelle, une présence paisible. Une manière d’habiter l’ailleurs, éphémère mais profonde à la fois. Dans les regards, échangés chaque jour en passant. Dans les repères construits au coin des rues, les petites habitudes qui s’installent, les liens humains qui se tissent. Et peu à peu, pouvoir enfin tirer les fils de ce qui est touché en moi, et qui pourra seulement, alors, se frayer un chemin juste jusqu’aux mots.
Puis le retour, soudain, presque abrupt, alors qu’enfin mon corps, mon cœur et mes pinceaux s’étaient installés ici. L’avion me projette d’une réalité à une autre sans aucun détour, ce temps allongé du retour qui seul permettrait d’infuser, intégrer, revenir de l’ailleurs jusqu’à soi.
Dans le creux de la nuit, sur le sol de mon appartement, ne restent plus que ces grains de sable dans les plis de mon sac, l’odeur des épices qui embaument ma valise, le français chantant de mon ami Abdul encore dans mes oreilles, les yeux pleins de sourires d’Hamza derrière mes paupières, ce cœur empli de tendresse humaine, et mes dessins qui tentent de recueillir et témoigner de quelques fragments de cette histoire vécue et partagée.
Aujourd’hui, sentir si fort mon cœur ouvert, vibrant à m’en déborder des yeux.
Et dans cette bourrasque qui me replonge si vite dans ma vie d’ici subsiste cette certitude que si mon chemin cherche encore une intention, celle-ci ne pourra qu’être pétrie de ces langages subtils.
Notre réalité se nourrit de l’histoire que l’on choisit de se raconter…
Alors ce soir, au plus profond de moi, choisir d’œuvrer à tisser des ponts où permettre à nos cœurs libres et sensibles de se rencontrer au plus nu de leur humanité, au-delà des langues, des cultures et de chacune de nos réalités.
Offrir ce que je suis, juste et tout ce que je suis dans la rencontre, même fugace. Un instant, un regard, quelques mots, un émoi. Et ressentir si fort, dans l’attention donnée et partagée, cette humanité, pétrie de sensibilité et de curiosité, qui me traverse et nous relie.
Le cœur de ceux que nous aimons est notre vraie demeure ».
Christian Bobin
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